Dans le langage des colonialistes du dix-neuvième siècle, le qualificatif « Bon pour l’Orient » désigna tout d’abord avec mépris les diplômes obtenus dans les pays de l’Empire ottoman ; avec le temps, l’étiquette s’appliqua à toute marchandise jugée défectueuse selon les normes européennes mais pouvant être venue avec profit en Orient. « Bon pour l’Orient » devint synonyme de « au rabais ».
A la fin du vingtième siècle, de nombreuses Françaises venues se marier en Turquie étaient jugées par leurs compatriotes, sans que cela ne soit jamais formulé, « Bonnes pour l’Orient ».
Citons une anecdote dont une de mes amies fut bien involontairement l’héroïne.
Elle avait une directrice française. Un jour, les toilettes étant bouchées, cette dame déboule comme une furie en salle de réunion où ne se trouvent par hasard que quatre femmes.
— Les toilettes sont encore bouchées ! Hurle-t-elle. Un homme de service y a trouvé une culotte de femme ! Je vous avertis, si ça se reproduit, je fais verrouiller les cabinets et vous ne pourrez plus y aller !
Le fou rire prit mon amie.
— Vous croyez vraiment qu’une de nous quatre est allée jeter son slip dans les cabinets ?
— Vous dites cela, vous, Madame, crie-t-elle, mais je vous ai vu sortir des toilettes juste au moment où elles ont été bouchées !
Est-il besoin de commentaires ?
Pour la petite histoire, pendant au moins cinq années, chaque fois que les toilettes de son entreprise ne fonctionnaient plus, les collègues de travail de mon amie se gondolaient de rire : « Alors, c’est toi qui a encore sévi ? »
Revenons à nos moutons. A l’exception des chanceuses qui sont arrivées dans le pays avec un diplôme « en béton », les Françaises à Istanbul ont dû manger de la vache enragée. Cherchaient-elles un travail ? Elles devaient se considérer chanceuses qu’on voulût bien leur en offrir. Aussi, de nombreuses d’entre elles ont-elles été employées à la portion congrue, c'est-à-dire avec un salaire au rabais et surtout sans sécurité sociale ni retraite. Non, me direz-vous, cela est impossible ! Eh bien si ! « Nous ne sommes pas en France, la loi française ne s’applique pas ! Vous n’êtes pas dans une firme turque, la loi turque ne s’applique pas ! » C’est dans ce vide juridique sévissant jusqu’aux années 2000 que de nombreuses d’entre elles ont survécu pendant des décennies. Avec un beau dilemme : accepter ou mourir de faim.
J’ai vu de mes yeux une Française dont les dents se déchaussaient et qui, n’ayant ni protection sociale ni subsides, n’a jamais pu se les faire soigner. Non, ce n’est pas du Victor Hugo, c’était en 2003 !
Je connais une femme qui a travaillé trente années à Istanbul mais dont seulement quinze années seront comptabilisées pour la retraite. Est-ce que cela se passait avant 1895, date à laquelle les employeurs français ont eu l’obligation de verser des cotisations pour l’assurance vieillesse de leurs employés ? Non, ces jours-ci !
Je ne parle pas ici des petites impertinentes qui s’avisent de peindre, composer de la musique, écrire, faire du théâtre ou s’adonner à toute autre forme de création. Cherchent-elles une salle pour exposer, une salle pour représenter leur création ? Ah bon ? Vous vivez ici ? Notre programme est plein. Nous n’accueillons que les artistes venus de France !
Aujourd’hui, je remarque que les jeunes Françaises débarquées à Istanbul ont pris le taureau par les cornes et n’hésitent pas à se lancer. Création d’entreprises, commerce, activités artistiques, nombreuses sont celles qui « réussissent » en Turquie et même de façon brillante. Elles changent les mots du dictionnaire.
« Bonnes pour l’Orient » ? Non ! Vous avez mal entendu, c’était « Bonnes, en Orient » !
Ce texte est constitué d'éléments empruntés au chapitre « Bonnes pour l’Orient » de mon récit autobiographique Trois décennies à Istanbul (Titre provisoire), dont la parution est prévue en 2013 pour le trentième anniversaire de mon installation en Turquie…
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