J’inaugure aujourd’hui dans mon blog une nouvelle rubrique :
Littérature
pour le lycée
Qu’on ne s’alarme pas ! Cette catégorie n’est pas consacrée à des exercices de méthode de l'Eaf mais plutôt à l’évocation de tous ces grands auteurs
qui ont fait et feront encore, je l’espère, les délices de ma vie. Je vais donc essayer de les faire revivre comme les hommes et les femmes qu’ils
ont été, avec leurs chagrins, leurs passions et l'extraordinaire témoignage qu’ils en ont laissé dans leurs œuvres. Cette rubrique n’a pas d’ordre précis, elle suivra le rythme de mes cours du
moment ou... de mon inspiration.
Aussi, pour
commencer, en ce gris jour d’automne stambouliote, vais-je vous raconter...
Le fol amour de Rousseau pour Madame de Warens
Jean-Jacques n’a que seize ans lorsque, fuyant la dureté du graveur chez lequel il est en apprentissage à Genève, il fait une fugue. Et pas une fugue ordinaire : il part tout
seul à pied et sans argent vers la Savoie, en France !
Un curé, Monsieur de Pontverre, qui
ambitionne de convertir au catholicisme un jeune protestant, l’envoie chez une dame qui s’occupe des nouveaux convertis. Jean-Jacques s’imagine qu’il va rencontrer « une vieille dévote bien rechignée ». Mais non ! Celle qui lui apparait, le jour des Rameaux de 1728, a vingt-neuf ans et « un visage pétri de
grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant… une gorge enchanteresse… »
Madame de Warens était-elle
aussi belle que le dit Rousseau ? Difficile d'en juger aujourd'hui, vu l'évolution des canons de beauté... (Illustration du site du Musée de Chambéry)
C’est donc le coup de foudre pour
Jean-Jacques !
Illustration d'époque pour Les
Confessions
Au bout d’un an, après bien des péripéties,
Jean-Jacques s’installe chez Madame de Warens. Précisons quand même qu’à cette époque, Françoise a un autre homme dans sa vie, son intendant, Claude Anet. Il gère ses biens et l’aide à
herboriser, car Madame de Warens fait le commerce des plantes aromatiques. Rousseau, lui aussi, se lance dans le jardinage.
Au début, la relation entre
Jean-Jacques et Françoise est celle d’un fils à sa mère. Il l’appelle « Maman », elle le nomme « Petit ». Rousseau n’a pas connu sa mère biologique, décédée dans
les jours suivants sa naissance ; affamé de tendresse, il se réfugie dans l'affection de Françoise et savoure la douceur de cet amour platonique. Et même s’il tente par trois fois de
s’assumer seul en s’éloignant, il finit toujours par revenir. Elle est devenue son idole !
En 1732, il a vingt ans et Françoise
déménage pour s’installer dans une maison à Chambéry. Là, « Maman » parachève l’éducation de "Petit" en musique, littérature, arithmétique. Comme elle joue du clavecin et que
Jean-Jacques est passionné de musique (n'oublions pas que, plus tard, il écrira les articles de musique de l'Encyclopédie, inventera un système de notation musicale et composera deux opéras) ,
ils se produisent tous deux dans de petits concerts.
Puis, pour gagner quelques sous,
Rousseau se met à donner des cours de musique aux filles des amies de Françoise.
Seulement voilà ! Une des amies jette son dévolu sur Rousseau ! Et que fait Maman ? Elle est jalouse ! Elle se
rend compte que son « Petit » a grandi et qu’une autre femme va le lui enlever. Aussi décide-t-elle, pour se l'attacher, de le « traiter en
homme » !
En fin de compte, Rousseau regrettera cette évolution de leur
relation.
Elle était pour moi plus qu'une sœur, plus
qu'une mère, plus qu'une amie, plus même qu'une maîtresse ; et c'était pour cela qu'elle n'était pas une maîtresse. Enfin, je l'aimais trop pour la convoiter: Voilà ce qu'il y a de plus
clair dans mes idées... J'étais comme si j'avais commis un inceste. Deux ou trois fois, en la pressant avec transport dans mes bras, j'inondai son sein de
larmes...
Et Claude Anet dans tout cela ? Comme on peut l’imaginer, il ne fut pas très
content lorsqu'il comprit que la relation entre « Maman » et « Petit » avait un peu changé de nature. Très affecté par cette révélation, en 1734, il tente de se mettre
fin à ses jours en avalant du laudanum puis finir par mourir dans des conditions mystérieuses que l’on interpréta comme un suicide.
En 1737, comme
elle a des ennuis financiers, Françoise loue une petite maison de campagne, Les Charmettes.
Ce sera la maison
du bonheur.
Une maison isolée au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est là que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de
vie.
Jean-Jacques a enfin « Maman » pour lui tout seul ! Dans les Confessions, (Livre VI) il écrira à propos de cette période bénie une des plus belles déclarations d’amour de la littérature
française :
Ici commence le court bonheur de ma vie… Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux ; je me promenais, et j'étais heureux ; je voyais maman, et j'étais
heureux ; je la quittais, et j'étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les
fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul
instant…
Puis, dans « Le Verger de
Madame de Warens » :
Verger cher à mon cœur, séjour de l'innocence,
Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense.
Solitude charmante, Asile de la paix ;
Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais...
Pourtant, ce bonheur idyllique aura une fin.
Françoise aurait-elle eu un faible pour les jeunes convertis ? Toujours est-il qu'au retour d’un voyage, Rousseau se
rend compte qu’il a été supplanté dans le cœur de sa déesse par un autre jeune homme, un perruquier, Wintzenried.
Ici, je voudrais poser une question à Françoise de Warens : Rousseau nous dit-il vrai ? Tu as vraiment préféré
l'amour d'un perruquier à celui d'un des plus grands esprits du XVIIIe siècle ??? Comment obtenir une réponse ? Faire tourner les tables ?
Photo du site du Musée des Charmettes
Jean-Jacques mettra quand même plusieurs années avant de parvenir à couper le cordon avec “Maman”. La relation
s’effilochera progressivement jusqu’en 1742, date à laquelle il a le courage de partir, définitivement cette fois, à Paris, pour gagner sa vie.
En dépit des autres passions qu’il
éprouvera au long de sa vie, Jean-Jacques n’a jamais oublié son grand amour ; Françoise de Warens est immortalisée dans son œuvre. A tel point que, plus de trente cinq ans plus
tard, dans Les Confessions, il aimerait faire « entourer d’un balustre d’or » le lieu où il l’a rencontrée !
Dans le livre VI des
Confessions, il nous raconte comment un petit souvenir de l'époque où il partageait l'existence de son inspiratrice fait naître dans son cœur de singuliers transports. Lors
d'une randonnée en montagne avec un ami, il aperçoit une fleur de pervenche.
Son émotion est telle qu'il ne peut
la camoufler ! Parce qu'il vient de se rappeler une promenade faite avec Françoise trente ans auparavant et lors de laquelle elle avait prononcé cette phrase fatidique: "Voilà de la pervenche
encore en fleur" !
A la fin de sa vie, dans la dixième
rêverie des Rêveries du promeneur solitaire, il lui rend encore hommage, dans une suprême déclaration d’amour, où il regrette de ne pas lui avoir
« suffi » :
Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec madame de Warens. Elle avait vingt-huit ans alors, étant née avec le siècle. Je n'en
avais pas encore dix-sept et mon tempérament naissant, mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S'il n'était pas étonnant qu'elle conçût de
la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux et modeste, d'une figure assez agréable, il l'était encore moins qu'une femme charmante, pleine d'esprit et de grâces, m'inspirât avec la
reconnaissance des sentiments plus tendres que je n'en distinguais pas (…)
Longtemps encore avant de la posséder je ne vivais plus qu'en elle et pour elle. Ah ! si j'avais suffi à son cœur, comme elle suffisait au mien ! Quels
paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble !