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21 octobre 2010 4 21 /10 /octobre /2010 22:00

Famille saucisson

 

         La famille saucisson se situe, dans les méandres de la psychologie, entre la curiosité bienveillante et le préjugé tenace. Le jour où vous lui aviez annoncé que vous étiez tombée amoureuse d’un Turc, sa première réaction avait été de vous demander avec un regard affolé si vous aviez vu « Midnight Express.» Puis, lors du premier repas avec votre prétendant, elle lui avait généreusement garni l’assiette de saucisson et rempli le verre de Bordeaux pour espionner ses habitudes alimentaires. Ouf ! premier examen réussi, il avait mangé du cochon, on allait quand même pouvoir s’entendre ! De temps en temps quand même, Famille, qui avait dévoré « Jamais sans ma fille » et mélangeait un peu les pays, sombrait dans le doute : « Tu es sûre qu’il n’a pas déjà une ou deux femmes, tu es sûre qu’il ne va pas t’enfermer ? » Les années passant, Famille s’est muée en antenne de l’Agence France Presse. Elle suit avec passion le moindre fait divers de Turquie : « Oui, tu sais, cet homme qui a tué sa fille parce que... Comment, tu n’es pas au courant ? » Elle se pose aussi en spécialiste des Affaires d’Orient. Pas une réunion sans qu’elle ne vous explique par le menu les problèmes socio-économiques de la Turquie, la polémique du foulard et ne vous abreuve de conseils pour sortir le pays de l’ornière : « Vous devriez faire ceci, faire cela… » Car, oui, ce « Vous », c’est la Turquie toute entière, que vous représentez, désormais !

 

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        Parfois, elle vient vous rendre visite à Istanbul. A l’aéroport, elle contemple avec suspicion votre manteau noir : « C’est l’influence du voile ? » Elle compte le nombre des filles à foulard dans la rue et vous lance des regards compatissants.

 

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         Au restaurant, elle prend un air dégoûté devant votre verre de yoghourt battu dans de l’eau  et vous fait remarquer que si vous mangez des pâtisseries orientales,  vous allez devenir grasse comme une odalisque. Bref, son imaginaire est demeuré figé à « La Nuit du Sérail. »

 

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        Lorsque la famille française arrive, vous invitez votre belle-famille turque. Vos nièces stambouliotes, brushées et manucurées de frais, vêtues de blouses à la dernière mode et juchées sur des talons de douze centimètres, arrivent tout en parlant sur Internet avec leur "Iphone". Ce qui vous vaudra, après leur départ, la question subsidiaire : « Elles sont toutes turques, ces jeunes filles ? » Le lendemain, vous proposez une promenade en ville. Destination inéluctable, le Grand Bazar : « Les choses modernes, ça ne nous intéresse pas, on veut du typique.» Le jour suivant, vous remontez le Bosphore en vapeur et mangez du poisson à Anadolu Kavak. Famille, qui, la veille, a sué dans d’âpres séances de marchandage pour acheter un bol en Küthaya, a désormais décidé d’en découdre et tente de faire baisser l’addition apportée par le garçon. Le soir, vous déambulez dans Istiklal Caddesi. Famille s’extasie sur les illuminations du Jour de l’An et la crèche de l’église Saint-Antoine. Elle s’en ira soulagée, pensant avoir enfin obtenu la réponse à la question qu’elle vous avait posée trois cent cinquante-deux fois : « Est-ce que les Turcs fêtent la Noël ? »

        Au moment du départ, Famille, épuisée, car elle n’a pas fermé l’œil à cause de l’appel à la prière, boit un dernier raki avec votre mari. Ce qui lui permettra, au retour, de dire fièrement à la voisine : « Notre gendre, il ne crache pas sur la bouteille ! » Et de pouvoir, d’un ton rassuré, prononcer la phrase magique :

        « Il est comme nous ! »

 

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Famille loukoum

 

 

         La famille loukoum occupe une zone intermédiaire entre le dernier cercle de l’Enfer de Dante et le premier du Paradis. Elle vous aime, elle ne peut pas se passer de vous. Vous êtes son « sucre. » Déjà, à l’époque des fiançailles, lorsque vous débarquiez à minuit de votre charter pour venir passer un week-end en tête à tête avec votre beau Turc, vous la trouviez, fidèle au poste, qui vous avait attendu trois heures sans rechigner dans une voiture glacée et vous emmenait prestement pour vous asseoir jusqu’à l’aube sur son canapé de velours, un verre de thé à la main.

 

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          Car une famille loukoum a l’art de vous accompagner. Elle vous téléphone la veille de votre départ en vacances, lorsque vous êtes en train de boucler les valises et que vous n’envisagiez pour la soirée qu’une douche bouillante et un paquet de cacahuètes, pour vous annoncer sa venue à 21 heures car elle va tellement languir de vous qu’il faut absolument qu’elle vous rende visite avant votre départ. A votre retour, elle a planté ses 20 membres dans le hall de l’aéroport pour vous accueillir et les entasse vaillamment dans trois voitures pour se presser de venir « faire médianoche » chez vous.

 

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          Remarquons au passage qu’une famille loukoum ne dort pas. C’est du bon thé couleur « sang de lapin » qui coule dans ses veines. Personne n’a jamais sommeil. A deux heures, vous faites remarquer que les enfants vont à l’école le lendemain matin et qu’il n’est pas raisonnable de donner du thé au petit dernier mais Famille clame que les enfants ne sont pas fatigués puisqu’ils rentrent de vacances et que tous les rejetons du clan ont sans dommage « tété le thé » dans leur biberon.

        Famille n'a jamais renoncé à vous faire adopter les traditions locales. Elle vous appelle le samedi soir pour vous demander d’un ton réjoui : « Et si on prenait le petit déjeuner chez toi demain ? »

 

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        Précisons que le vocable "petit déjeuner " n'a pas exactement le sens qu'on lui prête en France. Il faut comprendre " à partir du petit déjeuner".

        En arrivant, le lendemain, après avoir étalé ses 40 souliers dans votre corridor, elle vous questionne d’un ton inquiet : Vous ne seriez pas malade, vous avez l’air si fatiguée ? Puis, elle se précipite dans la cuisine pour soulever le couvercle des marmites et vous félicite chaleureusement d'avoir déjà prévu le repas du soir en vous demandant d’un air compatissant si vous avez confectionné tout cela toute seule. Comme il est mathématiquement impossible d’asseoir 20 personnes autour d’une table de douze, les jeunes prennent une assiette et s’installent sur les canapés devant un match. A table, les hommes parlent de football et les femmes de leurs belles-filles. Toujours fourbues, ces gelin, elles prennent leur travail comme prétexte pour ne rien faire à la maison ! Pas comme vous, vaillante de l’arrière-garde, qui avez su si bien vous mettre au fait des us et coutumes qu’on en oublie que vous êtes étrangère. Alors, on vous adresse le suprême des compliments :

         « Tu es comme nous. »

        Au moment de se séparer, à minuit, Famille vous invite pour une "journée", chez elle, cette fois. Car il ne faut jamais faillir à la devise qui orne le blason de la tribu :

         « Tous ensemble ! »

 


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Article publié dans le Journal La Passerelle sous le titre "Les deux familles de Giroflée Darouet"

 

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Ssite Gisèle, Ecrivain français d’Istanbul link

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commentaires

A
<br /> <br /> On peut facilement transposer les deux familles dans mon pays d'adoption (la Tunisie) , adotion our cause de mariage voici quelques 40 années avec un "beau tunisien".... il suffirait de changer<br /> les noms!!!<br /> <br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Tellement vrai !!! la famille saucisson ... a de plus l'habitude de se " faire avoir par les turcs à chaque fois qu'elle vient"...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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  • : Bienvenue sur le blog de Gisèle, écrivaine vivant à Istanbul. Complément du site www.giseleistanbul.com, ce blog est destiné à faire partager, par des articles, reportages, extraits de romans ou autres types de textes, mon amour de la ville d’Istanbul, de la Turquie ou d'ailleurs...
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Livres de Gisèle Durero-Köseoglu

2003 : La Trilogie d’Istanbul I,  Fenêtres d’Istanbul.

2006 : La Trilogie d’Istanbul II, Grimoire d’Istanbul.

2009 : La Trilogie d’Istanbul II, Secrets d’Istanbul.

2004 : La Sultane Mahpéri, Dynasties de Turquie médiévale I.

2010 : Mes Istamboulines, Récits, essais, nouvelles.

2012 : Janus Istanbul, pièce de théâtre musical, livre et CD d’Erol Köseoglu.

2013 : Gisèle Durero-Köseoglu présente un roman turc de Claude Farrère,  L’Homme qui assassina, roman de Farrère et analyse.

2015 : Parution février: Sultane Gurdju Soleil du Lion, Dynasties de Turquie médiévale II.

 

 

 

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